Anderlook se déplaçait aisément dans la forêt songeuse. Ses yeux semblaient fuir celui des gigantesques arbres qui se dressaient devant lui, frêle et léger. Il observait tout ce qui pouvait être observé. Il évaluait chaque parcelle de terre, chaque recoin de l'immense bois. Il ne se sentait pas en sécurité. Ces apparitions aussi étranges soient-elles le suivaient sans doute de près. De très près. Son cœur battait la chamade. Il sentait chacune de ses pulsations cogner douloureusement contre sa poitrine. Il avait chaud, il respirait aussi rapidement qu'un mulot. Ses pattes martelaient le sol, vers on ne sait où. Il avançait, vers un endroit connu de lui seul. Il avait peur, et comme toujours, se sentait terriblement seul. Ander fut proie à un tremblement monumental. Tous les efforts du monde ne purent lutter contre ces tremblements indomptables. Mais il parvenait toujours à coordonner ses membres afin de les pousser toujours plus loin, droit devant lui. Il était tellement absorbé par ce qu'il craignait qu'il en oubliait son chemin. Il s'en écartait et risquait de se perdre de plus belle. Que diraient les autres de la meute, s'ils le voyaient comme je le vois à présent ? Se foutraient-ils de sa pauvre gueule ? Ou en profiteraient-ils pour le frapper encore et toujours, comme il y fut si bien habitué ? Son pauvre ridicule esprit martyrisé hurlant qu'il ne souffrait pas assez se propose à un déchirement fatal. Être ou ne pas être ne sera plus une question. Il sera, sans être. Il sera le bon, le calme, le sage et le soumis autant qu'il sera le mauvais, agressif et rebelle Anderlook. Plus rien ne l'atteindra. Mais avant cela, comment guérir d'une paranoïa certaine, d'une folie soudaine et d'une peur à en perdre haleine ? Il lui fallait se remède. Remède qui, bien souvent, se fait appeler ami. Amis ? Ander en a des amis. En voilà donc un, fort et aimant, riant à ses côtés. J'aurais pû t'en nommer mille, d'amis. Mais peut-être qu'une simple présence lupine, une simple présence vivante à ses côtés lui permettrait de mieux aller ? Comment le savoir ? Pourquoi risquer de se confronter à plus fort que soi ? Un autre loup est sûrement plus fort qu'Ander. Il est maigre, frêle et pathétique. Son souffle rauque ne s'accordant pas avec sa voix douce pas plus que ses yeux d'or avec son pelage terne et fin. N'importe qui peut le soumettre. D'ailleurs, il s'y est bien habitué. Ander est faible, et il le sait. Même un louveteau pourrait avoir le dessus. Un minuscule et misérable louveteau. Non, quand même pas un louveteau...Pourquoi pas ? Je répète. Ander est faible.
Une petite silhouette claire s'efface à travers bois. Passé la lisière, elle se retrouve face au ruisseau du passé, de sa couleur blanchie. Qu'y voyait-il ? Vous n'en doutez pas. Il revoit ce fantôme. Il imagine ce fantôme qui à su lui arracher sa mère qu'il aimait plus que tout. Cette mère si douce, si aimante et gracieuse, si délicate, si protectrice. Après sa mort, tous le haïrent. C'est à cause de ce fils de pute, cette ordure de fantôme qu'il est Oméga. S'il n'était tout simplement pas à craindre, expliquez lui pourquoi il lui a ôté le souvenir d'une mère portant tant d'amour à son seul enfant. Elle aurait pu vivre encore beaucoup d'années. Elle était jeune et aurait su le protéger jusqu'à ce qu'il parvienne à trouver un répit, une mort ni trop lente, ni trop douloureuse.
Anderlook était allongé contre les flancs du ruisseau. Une de ses fines pattes trempait dans l'eau blanche, se laissant légèrement emporter par le faible courant. Sa tête vint à se poser lentement sur sa seconde patte, après avoir soigneusement inspecté les environs. Pourquoi faut-il toujours trouver une fin avant un commencement... Ainsi, pour mettre fin à ce sommeil pas encore entamé, comme par hasard, un louveteau approchait.

Qui étais-tu pour interrompre ce semblant de sommeil ? Une petite créature ? De si près il t'eus pris pour quelque mastodonte terrible et dangereux. Surpris, Ander se releva brutalement et fit un bond en arrière. Ses babines se retroussèrent, et un grondement sourd s'échappa de sa gorge sèche, qu'il ravala aussitôt qu'il eut compris que tu n'étais pas une menace. Certes, il restait inférieur à toi. Par ton simple rang de louveteau, tu le dominais d'ors et déjà. Il te dévisagea rapidement : petite tête, fourrure clairsemée et duveteuse, grands yeux noirs, petites pattes gauches, tu n'avais pas l'air bien habile, voire même maladroit. Ni bien méchant. Il aurait bien vite fait de t'attraper pour te balancer vulgairement dans le ruisseau imagé, pour t'en aller rejoindre tous ces fantômes du passé. Mais il ne le fit pas, va donc savoir pourquoi. Ton regard semblait intrigué. Pourquoi donc ? Anderlook était faible, et ne méritait aucun détour. Alors pourquoi tes yeux ébahis le fixaient sans relâche ? Ton regard innocent se perdait dans les grands yeux d'or du loup blanc, semblait chercher réponse à toutes tes sottes questions. Il n'avait malheureusement aucune réponse à te donner. Il n'en savait rien. Son histoire ne mérite pas même te t'être contée. Elle est courte, simple, et naïve. Tout comme toi. Naïve. Qu'elle stupidité qu'est la naïveté. Il faut donc cesser de se voiler la face. Le monde est prompt et cruel. Exigent et mordant. Ici c'est marche ou crève, aucune perche ne vous est jamais tendue. Si tu veux savoir, lui, le seul service qu'on ne lui a jamais rendu à été de ne jamais se résoudre à l'achever. Le soumettre. Depuis toujours, il est ce qu'il est à présent, un soumis. Il en souffre, mais s'y est habitué. Il vit seul. Tu entends ? Il vit seul, il est seul. Dans un soupir, il détourna la tête et se rallongea au bord de l'eau. Son regard lisait ses souvenirs se reflétant dans les eaux agitées. Il n'y voyait plus rien. Par ta faute, toutes les méandres de sa vulgaire histoire se sont envolées. Tu mériterais bien une punition. Mais crois-tu vraiment qu'il aurait pu t'infliger quoi que ce soit ? Bien sûr que non. Cesse donc de trembler, tu n'as absolument rien à craindre de sa part. Le mal est autour, vois-tu. Le mal est partout. Derrière chaque arbre, au dessus de chaque point d'eau. Derrière-toi, peut-être. Partout. Tu devrais rester sur tes gardes. Ces apparitions sont si différentes de tout ce qui peut exister de concret. Nous, nous imaginons des créatures. Nous pourrions les touches. Mais elles, on ne les touche pas. Elles nous frôlent, nous traversent. Mais on ne peut pas plus les mordre que l'air du temps. Mais, qu'en sais-tu donc ?
Anderlook voguait dans ses pensées tandis que toi, tu n'étais pas bien loin. Que faisais-tu ? Tu jouais ? Tu gambadais ? Stupide ignorance. Pathétique gaité. Ouvre les yeux, et regarde Ander à sa juste valeur. Un sous-vivant. Il est là pour toi, fais-toi plaisir, il t'attends. Il est habitué. Et là, en cet instant précis, il n'a plus peur. Sa tête pivota afin de croiser ton regard. Le sien, impassible et froid, s'empara de ton âme, mobilisa ta maigre attention. Sa voix légèrement rauque vibra dans l'air, prononça des mots délicatement choisis.

«Que fais-tu ici ? Ne devrais-tu pas te cacher sous les jupes de ta mère ? Pleurnicher la mort de ton père ? Fuir tes aînés ?»

Rageusement, Ander se retourna et huma l'air frais. Des oiseaux volaient joyeusement, ils n'avaient rien à craindre. Il reprit lentement ses esprits, ne savait pas pourquoi il avait osé défier le petit loup contre son gré. Pardonne-le je t'en prie. Il n'a pas toute sa tête face aux esprits.

Comment cela ? Toi, tu le prendrais de haut ? J'hallucine. Toi, misérable petit louveteau, haut d'à peine un ou deux pieds, tu oses le défier, le provoquer ? Sache, miséreux, que s'il l'avait voulu, il n'aurait fait qu'une bouchée de toi. Mais évidement, Ander ne le fais pas. Ander est gentil, Ander est soumis. Bien sûr, c'est trop facile. Provoquer plus faible que soi afin de s'affirmer vainqueur. Tu es pathétiques. Pour un peu, tu lui ferais presque de la peine. Tu sais ce que c'est, toi, la peine ? Non, pour sûr. Tu n'est qu'un gamin, innocent et ignorant. Alors offre-toi ce plaisir, permet-toi de raconter à toute cette meute que tu aimes tant ce qu'il t'a dit. Il n'en a plus rien à foutre maintenant. Qu'ils arrivent, ces autres loups cruels, en manque de sang. Il ne les craint plus, il ferme sa putain de gueule et encaisse, il souffre sans un mot, sans paroles. Il s'est tellement habitué à souffrir au quotidien que ça ne l'atteint même plus. C'est comme une action journalière. Donc je t'en prie, fais-toi plaisir.
Ah, tu t'excuses ? Tu demandes comment il va ? Est-ce qu'il à seulement l'air d'aller bien ? Regarde-le, et franchement, dis-le moi s'il à l'air d'aller bien ! Les yeux rouges, le pelage peu fourni, les flancs secs et osseux, les pattes maigres, il ne va pas bien. Cesse donc de demander aux autres comment vont-ils, a moins de vouloir les offenser.

«Si "ça va" ? Non, mais est-ce que "ça" à l'air d'aller ?»

Agacé, Anderlook tourna nerveusement la tête en arrachant ses prunelles dorées de celles du petit louveteau. Possédé par ses envies de vengeance, il ne savait pas ce qui lui arrivait. Un sentiment de puissance éphémère lui glaça les veines. Il se sentait fort, immortel. Mais face à quoi ? A qui ? Acute, minable petit et faible. Quel courage.. Tout en se sentent terriblement ridicule, Anderlook aimait cette envie de supériorité, bien qu'elle lui soit privée, défendue à jamais. Condamné pour toujours à une faiblesse sans mesures et une soumission sans pareille. Crois-tu seulement qu'un jour, un ange aura véritablement pitié de lui, pauvre âme voguant dans un monde trop différent du réel ? Peut-être qu'un jour cet ange descendra des cieux lui offrir le souffle de l'air du temps. Ou non. Il n'attends qu'une chose de ce qui lui fait le plus peur au monde. De la reconnaissance. Il veut de la pitié, implore le pardon aux dieux pour le peu qu'il leur ait fait, mais chaque jour, chaque heure, chaque instant, hurle une immense requête, un avide besoin de force. Et toi, petit esprit soit disant innocent. Tu es un enfant, n'est-ce pas ? Et nous sachons tous que la vérité, bien qu'elle soit rude et parfois sans fondements, sors toujours de la gueule d'un enfant. Crois-tu que cet ange tant espéré daignera entamer une descente du ciel vers notre âme désespérée ?

Veux-tu donc bien cesser de le faire passer pour le coupable, oui ? Comment veux-tu qu'il supporte toutes ces menaces durant la sainte journée s'il ne peut essayer de se défendre, pour se sentir un tant soit peu moins ébranlable ? Toi, tu es né fils de quelqu'un. Tu va sans aucun doute devenir un loup fort et beau, un gagnant. Mais imagine un loup sans histoire, dont la seule famille à été arrachée par une de ces âmes errantes, un de ces anges déchus, un de ces démons déterrés. Son physique tremblant, faible, maigre, frêle ne peut l'encourager à devenir meilleur. Met-toi à sa place, petit. Et tu comprendra qu'une personne rongée par la solitude, bouffée par sa faiblesse, dévoré par la paranoïa ne peut pas sortir de cette voie. Forcée à marcher droit. Sans détourner de regard d'un non-objectif. Il n'a pas le temps de t'accorder ne serai-ce qu'une once d'importance. Pardonne-le pour sa sècheresse. Mais tu devras l'oublier. Le balancer ou l'ignorer, mais tu devras finir par l'oublier. Tout le monde finit par l'oublier. Et une fois qu'on le retrouve, c'est sur lui qu'on se venge d'avoir pu l'oublier. Tout ce qu'il demande, ce n'est que cela. Passer inaperçu. Pardon, tu pleures ? Enfantin. Oui, tu es peut-être vexé, mais retiens tes larmes tout de même. Soit fier, et solide, c'est tout ce qui pourra te servir dans ta vie à venir. Ne t'attardes pas sur des personnes comme lui. Il n'en vaut sans doute pas la peine.

« Ne pleure pas, petit. Passe ta route, ma compagnie ne te serviras à rien dans la vie. Tu devrais partir, retourner à tes occupations plutôt que de rester là à regarder souffrir ton pauvre Oméga. Tu vaux plus que cela, tu n'as pas à devoir éprouver de la pitié. Au fond, c'est ce que tu ressens. Un besoin immense d'éprouver de la pitié envers quelque chose. Tu t'en passeras. Maintenant, pars. »

Cette fois, son regard mobilisait celui du louveteau. Il le forçait à admirer ses magnifiques iris dorés, à contempler l'œuvre d'un martyr, le désespoir de la soumission emprisonnés dans ses pupilles humides. Il n'était plus agressif. Ces mots n'étaient pas prononcés rageusement le moins du monde. Il te parlait simplement, franchement, et vraiment dans ton intérêt. Il allait dans ton sens, et se demandait ce qu'il ferait s'il avait eu la chance d'être a ta place, Acute. A ta place, il partirait. Après avoir craché à la gueule de l'Oméga.
Quand il en eu assez de voir tes yeux noirs luisant d'innocence, il détourna la tête pour observer innocemment sa patte blanche tremper dans l'eau froide. De fins filaments blancs s'y étaient enroulés, légers et agréables, caressant le fin pelage du jeune loup. Les gouttes d'eau blanche s'écoulaient du haut de sa patte, la marée descendait. D'ici quelques heures, il n'y aurait plus d'eau, ou seulement peu dans le lit de ce ruisseau qui serait moins alimenté. Ainsi, quand la descente battra son plein, il partira.